Socrate et Dorian Gray
« La seule chose
que je sais c'est que je ne sais rien », c'est ce que Socrate
répétait à longueur de journée à tous ceux qui voulaient bien
discuter avec lui. Cette posture peut sembler surprenante puisqu'on
se représente tous Socrate comme un grand sage qui délivrait son
savoir. Or, il ne prenait jamais le masque du sage mais bien celui de
l'ignorant. Pourquoi insister à ce point sur son ignorance ?
Quel est l'intérêt d'une telle démarche ?
Nous sommes souvent
prisonniers de nos certitudes et nous ne prêtons pas
attention aux opinions
des autres. Lorsque deux personnes discutent d'un sujet où elles ne
sont pas d'accord, on assiste souvent à un dialogue de sourds
puisque les deux interlocuteurs veulent avoir raison. Quitte à être
de mauvaise foi, le principal est de ne pas perdre la face. Notre
orgueil nous empêche d'écouter l'autre et nous incite à le
convaincre coûte que coûte. On peut perdre ainsi des heures en
discussions inutiles. La sagesse de Socrate consiste à ne pas
prétendre savoir. De cette manière, il n'essaye pas de convaincre
son interlocuteur. Il ne soutient aucune thèse mais il examine la
thèse de celui qui prétend savoir. Le but de Socrate étant de
montrer par ses questions, les contradictions de son interlocuteur.
Lorsque celui-ci affirme à la fois une chose et son contraire ou
bien lorsqu'il soutient deux idées incompatibles, il se rend compte
qu'il ne sait pas. Socrate ne prétend jamais que l'autre ne sait
pas, bien au contraire, il le flatte sur sa sagesse et l'incite à
partager son savoir. Si d'emblée on se pose en détenteur du savoir,
celui avec qui l'on parle résiste puisqu'il désire également jouer
le rôle du savant. C'est la raison pour laquelle nous devons au
contraire nous placer en dessous de lui afin qu'il nous délivre ses
opinions. Il est inutile d'enseigner à quelqu'un quelque chose, s'il
est persuadé de savoir.La première mission c'est de lui montrer son
ignorance sans le dire directement pour ne pas heurter son ego et lui
laisser le temps de placer une muraille entre lui et nous. Celui qui
croit savoir ne va jamais écouter celui qui prétend savoir. C'est
cette illusion que l'on doit détruire pour l'amener sur le chemin de
la connaissance.
Quand nos illusions
sont détruites, quand on se rend compte que nos certitudes n'étaient
pas fondées, on est perdu, désorienté. Dans le dialogue socratique
du Ménon, l'un des interlocuteurs de Socrate le compare à un
poisson torpille. Parler avec Socrate c'est prendre le risque d'être
électrocuté, de perdre ses certitudes et d'être désemparé. Il ne
s'agit pas ici de cynisme ou de sadisme. L'objectif de Socrate n'est
pas de détruire la vie des gens, mais plutôt de les convertir à la
philosophie. Philosopher, ce n'est pas adhérer à un dogme ou à un
ensemble de théorie, mais c'est se mettre à la recherche de la
connaissance. Philosopher, c'est se poser des questions et rechercher
des réponses par notre raison. Philo-sophia, c'est l'amour de la
sagesse. Or, on ne désire que ce dont on manque. Si le philosophe
désire la sagesse, c'est parce qu'il a conscience d'en manquer.
Eveiller la philo-sophia, ce n'est donc pas remplir l'esprit de
quelqu'un avec plusieurs théories abstraites, mais c'est lui donner
envie de chercher la vérité. Admettre avec Socrate que la seule
chose qu'on sait c'est qu'on ne sait pas, ce n'est pas se complaire
dans une ignorance stérile mais c'est se lancer avec fougue et
ardeur sur le chemin de la sagesse. C'est en ce sens que l'on peut
comprendre la maieutique socratique. Sa mère était sage femme, lui,
il affirme dans le Théétète qu'il accouche les âmes. Pour Socrate
c'est le dialogue qui permet de se connaître soi-même. Souvent nos
pensées sont obscures, contradictoires, on en prend conscience
lorsqu'on les confronte à celles des autres. On a souvent l'illusion
d'être sage lorsqu'on est seul. C'est toujours difficile de parler
sincèrement avec quelqu'un. On dissimule nos pensées secrètes sur
tel ou tel sujet et on se complaît dans des discussions stériles où
chacun s'échange des clichés et des idées reçues répétées par
tout le monde. Ce bavardage quotidien dissimule les questions
essentielles. Et inversement quand un discours touche notre être,
nous sommes saisis par celui-ci. Il y a des paroles qui sont
neutres,vide, dénuées d'intérêt. Lorsqu'un discours sonne juste,
lorsqu'il décrit parfaitement une situation, nous faisons
l'expérience de la vérité. Nous sommes saisis par ce discours.
Socrate compare le saisissement face à la beauté d'un corps au
saisissement face à un beau discours. Pour Socrate, un beau discours
ne réside pas dans l'agencement des mots et le choix de belles
images. Un beau discours détient une puissance de vérité. Il n'y a
pas d'un côté la vérité et de l'autre le beau discours. Le
discours qui révèle des vérités est par nature beau. Il élève
notre âme. C'est la raison pour laquelle Socrate conseille à
Alcibiade de prendre soin de la beauté de son âme. La beauté du
corps est éphémère. Lorsqu'on est jeune on peut facilement
émerveiller quelqu'un avec son corps d'athlète, avec le temps ce
n'est peut-être pas impossible, mais c'est en tous cas plus
difficile. Alors que celui qui est capable de prononcer de beaux
discours, sera toujours capable de toucher les âmes.
Cette distinction entre
la beauté de l'âme et celle du corps est superbement illustrée par
Oscar Wilde dans le chapitre deux du Portrait de Dorian Gray. Il
s'agit du discours de lord Henry sur le caractère éphémère de la
beauté. Ecoutons maître Wilde : « Mais un jour viendra
où vous serez vieux, laid, décrépit, où la pensée aura labouré
votre front de ses sillons arides, et la passion flétri vos lèvres
de ses fers cruels ; ce jour-là vous l'aurez cette impression, dans
toute son horreur. À présent, où que vous alliez, votre charme
rayonne sur le monde. En sera-t-il ainsi toujours ?... Vous avez un
visage d'une extraordinaire beauté, monsieur Gray. Ne froncez pas
les sourcils. C'est un fait. Or la Beauté est une des formes du
Génie. Que dis-je ? Elle surpasse même le Génie, n'ayant pas comme
lui à se démontrer. Elle est une des réalités suprêmes de ce
monde, comme l'éclat du soleil, comme l'éveil du printemps, comme
le reflet dans une eau sombre de cette coquille d'argent qu'on
appelle la lune. La Beauté ne se discute pas. Elle règne de droit
divin. Elle fait prince quiconque la possède. Vous souriez ? Ah !
vous ne sourirez plus, quand vous l'aurez perdue... Oui, monsieur
Gray, les dieux vous ont été bienveillants. Mais, ce qu'ils
donnent, les dieux sont prompts à le reprendre. Vous n'avez que bien
peu d'années à jouir vraiment, parfaitement et pleinement, de la
vie. Votre jeunesse s'en ira, votre beauté avec elle, et vous
découvrirez tout à coup qu'il faudra faire votre deuil des
triomphes, ou bien vous contenter de triomphes médiocres, rendus
plus amers que des défaites par le souvenir glorieux du passé.
Chaque mois qui s'évanouit vous rapproche d'une horrible épouvante.
Le Temps vous jalouse et guerroie contre vos lis et vos roses. Un
jour votre teint sera blême, vos joues creuses, vos yeux ternes.
Vous souffrirez abominablement, Ah ! tant que la jeunesse est à
vous, demandez-lui tout ce qu'elle peut donner. Ne dissipez pas l'or
de vos jours... Il est si court, le temps que durera votre jeunesse !
Hélas ! il est si court ! Les simples fleurs de la colline se
fanent, mais pour refleurir. Ce cytise, quand juin reviendra, sera
blond tout comme aujourd'hui. Dans un mois, cette clématite sera
couverte d'étoiles de pourpre, et d'année en année les mêmes
étoiles de pourpre illumineront la nuit obscure de son feuillage.
Mais nous, jamais nous ne retrouverons la jeunesse. Le pouls, qui bat
à vingt ans d'une fièvre joyeuse, peu à peu se ralentit. Nos
membres fléchissent, nos sens se délabrent. Nous ne sommes plus
bientôt que de hideuses marionnettes qu'obsède le souvenir des
passions dont nous eûmes sottement peur, et des tentations exquises
auxquelles nous n'eûmes pas le courage de céder. La jeunesse ! la
jeunesse! Il n’y a rien, absolument rien au monde, que la Jeunesse
! »
Dorian Gray a une beauté
extraordinaire mais éphémère.Le discours hédoniste de Lord Henry
l'incite à jouir de la vie pendant qu'il est encore jeune. La beauté
fait prince celui qui la possède affirme Wilde. Mais cette
possession est éphémère. Par contre, le discours de Lord Henry
arrive à saisir et à hypnotiser l'âme de Dorian. Malgré son âge,
son apparence décrépie, il arrive à toucher l'âme de ses
interlocuteurs. En ce sens, il détient le même pouvoir que Socrate.
Socrate avait une laideur légendaire et pourtant tous les jeunes
gens de son époque étaient saisis par ses discours. Dès lors, Wilde
a raison de dire que la beauté fait prince celui qui la possède.
Pourtant, il se trompe en réduisant la beauté à l'apparence
physique. La beauté réside également dans le discours, c'est
précisément cette beauté en tant que révélation de vérité
qu'incarne le vieux lord. Dès lors, si nous voulons conserver la
capacité d'éveiller et de capturer les âmes, nous devons cultiver
la beauté de notre âme, autrement dit la capacité d'éveiller les
autres à certaines vérités. Cette beauté traverse les âges et ne
s'épuise pas avec les ans.
TAIAMANI HUCK
TAIAMANI HUCK
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