La prison du jugement
La manière dont on juge
les autres détermine la manière dont on se sent jugé par eux.
C'est la raison pour laquelle une langue de vipère a souvent
l'impression d'être critiquée, elle ne fait que projeter sur
l'autre sa propre manière d'être, finalement elle se juge avec son
propre regard. C'est peut-être le sens ou l'un des sens possibles de
ce passage de la Bible où Jésus affirme « vous serez
jugés avec la mesure que vous utilisez ». Sauf qu'ici le juge
n'est pas Dieu, mais notre propre conscience. Ainsi, ma vision
d'autrui révèle la manière dont j'anticipe le jugement de l'autre.
Par exemple, si quelqu'un trébuche et si je ris puisque je trouve ça
ridicule, alors le jour où cela m'arrivera j'aurai l'impression
aussi d'être ridicule et d'être jugé tel par les autres. Si je me
moque de la manière de danser de quelqu'un, j'aurai moi-même peur
d'être ridicule en dansant. Je suis donc l'artisan de ma propre
prison, la prison du jugement. Le sentiment d'être persécuté n'est
que le reflet de la sévérité de mon regard sur les autres. Le
paranoïaque serait donc victime de sa propre sévérité, il n'est
ainsi que le bourreau de lui-même. De même, le perfectionniste est
exigeant avec lui-même, il a peur de l'imperfection et il peut aussi
être intolérant avec les autres. Il les juge comme il se juge
lui-même, il exige des autres ce qu'il exige de lui-même, son idéal
personnel est érigé en idéal collectif. Ce qu'il croit devoir
accomplir devient la norme à l'aune de laquelle il juge les autres.
L'acceptable et l'inacceptable, le souhaitable et le condamnable, ne
sont que le mirage de nos propres barrières.
D'où viennent ces
jugements ? Quelle est l'origine de la mesure que nous utilisons
pour juger les autres ? Elles ne sont souvent que l'héritage de
notre enfance. Les jugements que nous portons sur autrui sont l'écho
des jugements que nous avons reçu. On juge les autres comme nous
avons nous-même été jugé. Les jugements de notre passé,
notamment ceux de nos parents, se sont incarnés dans notre esprit et
nous accompagnent au cours de notre existence. Les normes du
ridicule, du condamnable, de l'acceptable ou du souhaitable varient
donc en fonction de notre éducation. Le perfectionniste croit que
pour être aimé, il doit correspondre à l'idéal projeté par ses
parents. « Tu dois être le premier de la classe », « tu
dois réussir tes études », « tu dois avoir un bon
travail », l'enfant qui intériorise cet idéal se juge
lui-même et les autres en fonction de ces critères. Il ressentira
de la fierté s'il arrive à correspondre à cet idéal et jugera les
autres sévèrement peut-être. En cas d'échec, si jamais il
n'arrive pas à correspondre à cet idéal, il ressentira de la
colère et celle-ci peut prendre la forme de la révolution ou de la
dépression. Vouloir détruire le monde ou vouloir se détruire
soi-même sont les deux faces d'une même pièce. Lorsque l'idéal
est vécu comme pesant et frustrant, je peux décider de le détruire.
Peut-être alors que l'idéalisme révolutionnaire a des racines
biographiques. Derrière la revendication théorique se dissimule un
traumatisme ou une souffrance du passé. Celui qui a souffert de la
pression élitiste à l'école, par exemple, va militer pour la
transformation du système scolaire en prônant l'abandon de la
sélection et de la pression sur l'enfant. Je n'interroge pas ici le
bien fondé d'une telle critique, le débat sur l'école est
intéressant, j'essaye juste de saisir l'origine probable des
positions théoriques de chacun. Derrière l'idéal théorique se
cache souvent une histoire personnelle. L'autre posture consiste non
plus à détruire une norme extérieure vécue comme injuste, mais à
se détruire soi-même. Lorsque j'ai l'impression de ne pas
correspondre à l'idéal parental, je me sens indigne d'être aimé.
J'ai l'impression d'être rejeté, d'être un moins que rien. La
colère du révolutionnaire se dirige vers le monde extérieur qu'il
essaye de transformer, la colère du dépressif se dirige vers lui
même. En devenant le bourreau de soi-même, on perd progressivement
l'appétit et le plaisir de vivre puisque notre vie ne correspond pas
à cet idéal. Nos jugements constituent ainsi les barreaux de notre
propre prison et la grille à travers laquelle nous jugeons les
autres. Est-il possible de s'en évader ou bien sommes-nous condamnés
à perpétuité ?
TAIAMANI HUCK
TAIAMANI HUCK
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