L'ère de la toute-puissance

           L'impossible nous contraint à nous faire une raison : « devenir raisonnable », voilà la planche de salut face aux frustrations. Mais que vaut un tel idéal aujourd'hui ? Notre époque n'est-elle pas marquée au fer rouge par la croyance selon laquelle « tout est possible » ? S'il n'y a pas d'impossible de principe, si , en droit, tout est possible avec le temps, alors être raisonnable devient une frilosité, une faiblesse. L'exaltation du rêve, le frisson de la transgression, l'énergie de l'espoir, la volonté de déplacer des montagnes, ne sont-ils pas préférables à l'ennuyeuse et antique maîtrise de soi ? Etrange renversement dialectique contemporain où Calliclès supplante Socrate. L'immortalité, la jeunesse éternelle, le décuplement de nos pouvoirs ne sont plus des chimères puériles mais des possibilités ouvertes par le développement de la génétique et des nouvelles technologies.Que vaut l'ataraxie stoïcienne ou l'aponie épicurienne face à ces promesses de puissance ? Il est facile de se figer dans la posture du philosophe moraliste déplorant le déchaînement de puissances aveugles et incontrôlables. Combien de temps les barrages éthiques pourront-ils encore retenir les torrents de la toute-puissance ? On voit les fissures s'élargir, certaines digues cèdent déjà, le déferlement est imminent. La peur de se noyer s'étiole devant la fascination de la force à portée de main. Si l'immortalité et la jeunesse éternelle sont impossibles, il est légitime de vouloir maîtriser ces désirs pour éviter la nécessaire frustration qui en découlerait, mais que faire si les frontières de l'impossible s'estompent ? Que répondre à celui qui pourrait vaincre la mort, la vieillesse et la maladie ? « Non merci. Laisse moi le droit de mourir vieux, souffrant et malade ! ». Certes, on peut le dire, mais peut-on sérieusement le penser.
           L'ère de la toute-puissance ébranlera les socles traditionnels de notre existence. Que vaudra, par exemple, la vie éternelle promise par les religions ? Si l'immortalité n'est plus une affaire de foi mais de science, si elle n'est plus une promesse dans l'au-delà mais une réalité ici-bas, nul doute que la religion reculera ou se métamorphosera. Faut-il se soumettre à un dieu transcendant et tout-puissant ou bien faut-il soi-même devenir un dieu ? Orgueil humain démesuré...peut-être...mais ne vit-on pas à l'ère de la démesure ? Si tout est possible, nos seules limites deviennent celles de notre imagination. Ce qui est possible aujourd'hui dépasse déjà l'imagination commune, les rêves démesurés de nos contemporains constitueront la réalité de demain. Effrayant ? Déroutant ? Assurément...mais est-il possible de revenir en arrière ? Difficile. Ne sommes-nous pas toujours « les fils de notre temps » ? Or de quoi rêvons-nous ? Les films de science-fiction, les séries d'anticipation (westworld, black mirror etc), les mangas sont souvent considérés comme des divertissements où nous rêvons de toute-puissance pour échapper à notre condition limitée de simple mortel. Et si ces œuvres constituaient en fait l'annonce de la nouvelle ère à venir ? La télépathie, la régénération, les mutants, l'intelligence artificielle : ces thèmes traditionnels de la science-fiction ne sont plus des fictions. Aujourd'hui, le virtuel devient réel. L'ère de la toute-puissance ouvre donc de nouvelles perspectives et de nouvelles interrogations. Le philosophe n'a pas le choix de ses questions, elles s'imposent à lui. Il ne s'agit pas de porter un jugement de valeur, la condamnation ou la louange seraient toutes deux naïves, nous devons comprendre le torrent dans lequel nous sommes embarqués, qu'on le veuille ou non.

TAIAMANI HUCK

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